Il y a des événements qui, au premier regard, semblent n’être que des notes en bas de page de l’histoire. Des annonces faites dans l’indifférence générale, quelque part dans les corridors anonymes d’un gouvernement. 300 millions de dollars investis dans la modernisation des systèmes de ferries aux États-Unis. C’était l’un de ces faits que l’on aurait peut-être oublié, un bulletin bref et sans éclat, perdu dans le flot des nouvelles quotidiennes. Et pourtant, quelque chose s’y attache, une résonance presque imperceptible, comme un écho d’un passé plus ancien qui soudain refait surface.
Des trajets oubliés
Dans les marges des grandes villes américaines, il y a ces ferries qui traversent chaque jour les mêmes eaux, reliant des quartiers que l’on ne regarde plus, des îles souvent fantomatiques à des rives où se perdent les silhouettes. Des navettes silencieuses, habitées par des passagers qui ne se parlent pas. L’eau, autour d’eux, est comme un décor flou, un rideau qui tombe entre les rives, et chaque voyage semble effacer un peu plus les contours du passé.
Ces ferries, pour ceux qui les empruntent, sont à la fois familiers et oubliés. Leur présence rassurante a quelque chose de presque immuable, comme si le temps s’arrêtait dès qu’on y met le pied. Mais ces navires sont usés, marqués par les décennies, et leur moteur crache encore une fumée noire, lourde de mémoire et de carbone. Le progrès, pourtant, n’attend pas. Et aujourd’hui, le monde change autour d’eux. Une transformation discrète, que l’on appelle « électrification ».
Une modernisation qui efface les traces
Ce projet, financé par l’administration Biden, fait partie de ces grandes réformes qui visent à moderniser des infrastructures que l’on croyait immuables. 18 projets, dans 14 États, pour remplacer ces ferries que l’on croyait éternels, par des modèles plus propres, électriques. Cette modernisation semble inévitable. Elle est là, dans l’air du temps, comme un courant sous-jacent, une marée qui emporte tout avec elle.
En Alaska, l’un de ces projets cherche à remplacer un ferry vieux de soixante ans. Une embarcation qui a vu passer des vies entières, qui a traversé des hivers et des tempêtes, transportant chaque jour des visages fatigués vers des rives toujours identiques. Et maintenant, ce ferry sera remplacé par un hybride diesel-électrique, plus silencieux, plus vert. Mais le souvenir de ces traversées d’autrefois, de la fumée qui s’échappe du moteur, persistera-t-il ? Ou disparaîtra-t-il, comme tant d’autres traces, sous le voile d’une modernité qui ne laisse rien derrière elle ?
Des îles et des villes sans mémoire
À San Francisco, le projet est différent, presque plus grandiloquent. Deux ferries électriques viendront relier le centre-ville à Treasure Island et à Mission Bay. L’idée d’une ville sans émissions de gaz, d’un avenir sans pollution. Ces navires glisseront sur l’eau, silencieux, effaçant peut-être la dernière trace de bruit, la dernière empreinte de ces temps où tout semblait plus tangible. Les passagers, eux, continueront leur voyage, comme avant, mais quelque chose aura changé. Quelque chose d’invisible.
Dans le Maine, c’est la même histoire, sous une autre forme. 16,6 millions de dollars pour moderniser des terminaux de ferries dans deux petites villes, Lincolnville et Islesboro. Ici aussi, le vieux ferry, celui que l’on prenait sans vraiment y penser, sera remplacé par une version hybride. Plus de bruit, plus de traces visibles, seulement des machines propres, presque trop propres.
Une révolution silencieuse
Dans tous ces projets, il y a une forme de paradoxe. On parle de révolution verte, de modernisation, et pourtant tout cela se fait presque dans l’ombre, sans éclat. C’est une révolution silencieuse. Elle ne laisse pas de grandes marques, elle ne soulève pas de poussière. Comme les ferries eux-mêmes, elle traverse les eaux sans qu’on la remarque, mais elle transforme tout sur son passage.
Les ferries électriques ne sont pas simplement des machines nouvelles. Ils sont le signe d’un monde qui se détache peu à peu de son passé. Ils effacent les traces des vieilles habitudes, du bruit, de la fumée, de ce qui rendait ces traversées si humaines. C’est une rupture, bien sûr nécessaire, mais elle laisse derrière elle une impression étrange, comme si chaque traversée à venir serait désormais trop parfaite, trop lisse, sans ce grain de réalité que les anciens ferries portaient en eux.
Le poids du passé et le poids de l’avenir
Cette transformation soulève une question que l’on ne se pose que rarement : que restera-t-il de ces ferries électriques, dans cinquante ans, dans cent ans ? Deviendront-ils à leur tour des objets du passé, des vestiges d’une époque révolue, oubliés sur des quais déserts ? Ou bien leur silence, leur absence de traces, les rendront-ils simplement invisibles, absorbés dans le paysage, jusqu’à disparaître complètement de la mémoire collective ?
Dans ce projet de modernisation, il y a bien sûr l’avenir, mais il y a aussi la disparition progressive de ce qui fait l’âme des ferries d’aujourd’hui. Peut-être que c’est cela, au fond, la plus grande révolution : cette capacité qu’a la modernité à effacer les traces du passé, à nous transporter vers des horizons toujours plus lointains, mais en laissant derrière nous cette sensation de vide, ce sentiment qu’autrefois, il y avait quelque chose de plus tangible, quelque chose que l’on pourrait presque toucher, et qui maintenant s’efface lentement.